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Les confinés

A l’honneur dans la galerie Caractères, « Les Confinés », une oeuvre de Michèle Gillet magnifiquement réalisée jusqu’au dernier jour du confinement et actuellement exposée, jusqu’au 8 août ! Une oeuvre présentée par l’artiste :

20 mars 2020, printemps.

C’est ce jour-là que je les ai vus, aux fenêtres, aux balcons, dans la rue même, à huit heures du soir, tous ensemble, heureux d’être là , semblait-il, et j’ai pensé à un dessin de Quentin Blake, « Ils sont tous des cadeaux ». Comme c’est habité ! M’est revenue alors la couverture d’un livre admiré, « La vie, mode d’emploi de Georges Pérec » ; tout un immeuble du XIXème, ouvert, qui laissait voir la vie de ses habitants… Une somme d’évènements minuscules, une foule de détails décrits par un maître des mots.

Le confinement commençait, sans issue imaginable. Alors, plutôt que compter les jours avec des croix ou des bâtons, j’ai commencé à créer de très petits santons, comme ceux que l’on plaçait, enfants, sur une montagne de papier rocher, à Noël.
Peupler la case de typographe qui me vient d’Arch’Libris, c’est le projet. Un ou deux personnages par jour, c’est la règle. Un peu, très peu d’argile, une attitude, un visage, un prénom, un éclat de vie. Les voilà naissant l’un après l’autre, l’un avec l’autre, les confinés.

Le premier, c’est Camille. Il est là, en bas, à droite ; il apporte quelques grains de maïs au pigeon affamé. Dans la rue, il rencontre Ambroise et Amédée, assis sur le trottoir. « Personne ne s’appelle comme ça ! » pense-t-il. C’est vrai, parfois, Ambroise et Amédée pensent qu’ils ne sont « personne », dans les moments de découragement. La cloche, ça va quand les passants s’arrêtent, mais les rues sont désertes, et les moineaux ont faim aussi.

À côté d’eux, le chien ; il mangerait bien un de ces pierrots, mais… c’est l’envol assuré, et il n’a pas d’ailes. Heureusement, au-dessus, il y a Lola. Elle est attentive, Lola : elle a rempli son panier de victuailles, pain, jambon, camembert, du rouge, de l’eau, un peu, il en faut. Le panier descend, monte, redescend et remonte. C’est mieux, déjà. Sam est là qui regarde, qui écoute surtout, car les deux vieux n’ont jamais fini de raconter… Les souvenirs, ça vient tout seul.

Anselme aussi se rappelle sa jeunesse, du temps où il était fort et beau, et amoureux de Virginie. Mais maintenant il vit seul ; enfin, non, pas tout à fait, il a quand même son perroquet. Et Lyne, sa voisine qui lui fait ses courses. Une bien gentille personne, Lyne, il aimerait qu’elle reste un peu ; mais en ce moment, elle n’entre pas, c’est trop dangereux, avec ce coronna Et puis elle a fort à faire : chaque jour, elle travaille avec ses élèves, à distance ; l’école à la maison, ça n’a rien à voir avec la vraie classe ; ce n’est
pas simple de guider ses élèves avec une tablette. Et beaucoup ont disparu des écrans.

Comme elle, à son ordinateur, Jean télétravaille ; il enchaîne les réunions en
visioconférence (aujourd’hui, sur Zoom, chambre 2546, rdv 14H, entrez votre identifiant). Suite du travail, ce soir, quand les enfants dormiront ; mais ils sont montés sur ressort, et ils n’ont jamais sommeil !

Le matin, Antoine fait sagement ses devoirs, installé à son bureau.
Valentin lit plutôt les aventures de Kamo. C’est comme un copain, Kamo, on ne s’ennuie jamais avec lui. Minne et Daniel lisent aussi. Ils voyagent dans des mondes extraordinaires, dans la lune ou sous les mers, ou au centre de la Terre.

Savent-ils que tout près d’eux habite Saji ? On entend sa flûte. Il en joue pour évoquer son pays, et pour charmer ses serpents ; c’est un exercice subtil, qui prend beaucoup de temps. Mais, du temps, on en a, en ce printemps.

« Est-ce que les serpents ont des oreilles ? » se demande Corneille.
Il accompagne son grand-père à l’harmonica. Son grand-père, c’est Marius, le meilleur des accordéonistes ; valses musette, javas, tangos, milenas…

De là-haut, Mathilde les entend ; ce n’est pas « sa » musique, mais ça la fait danser et elle aime ça. Sensualité, joie, langueur, mélancolie, elle parcourt la géographie des sentiments.

À côté d’elle, il y a Samia. De son balcon, elle écoute aussi ; elle aime bien cette musique, et elle pense à celle de son pays, celle d’Idir, l’ami, qui chante pour son âme, « a vave va.. » et qui n’est plus. Elle pense à « son » Idir, son fils bien-aimé, dont elle est si fière, et qui ne vient plus ; c’est trop dangereux, il travaille à l’hôpital et voudrait que l’enfer finisse… Elle a peur pour lui, mais il est si fort…

Au-dessus, Naïma berce son enfant, son nouveau-né dans ce printemps qui n’est pas une fête… Bientôt, elle lui montrera le jardin et les fleurs, les abeilles, les coccinelles… bientôt, quand on pourra sortir. Elle lui murmure une chanson très douce, pour se rassurer.

Amina rêve aussi. Elle imagine une grande maison blanche, là-bas, de l’autre côté de la mer. Y aura-t-il des bateaux pour traverser cet été ?

Quand Marius et Corneille s’arrêtent, on entend le violon d’Edgar, la flûte d’Alain, la voix de Juliette, le violoncelle de Mischa, ou la guitare de Sacha. Ou le tambour de Thomas. Ils se répondent de loin, et le soir, ils jouent ensemble, sur les balcons. Alors, tous les voisins ouvrent les fenêtres. C’est si beau, cette musique du soir, on voudrait que ça dure toujours. Louise, pour les remercier, leur montre le grand cœur rouge qu’elle a dessiné ; et Emma, un arc-en-ciel, « la porte des rêves » dit-elle.

Frédérico rêve de Rosalia : il l’aime, il faudra le lui dire, quand ils se reverront, ils vivront ensemble… mais c’est pour plus tard, dans la vie d’après.
Rosalia pense à son amoureux qui est si loin d’elle ; il est si beau, et il lui manque.
« On va se manquer » c’est ce que disait Zoé à trois ans, en quittant sa grand-mère. Et c’était vrai, une minute après, on se manquait déjà.

« Quand nous reverrons-nous ? » Emilie téléphone à Elina, tous les jours, presque toutes les heures de chaque jour, et même parfois la nuit, pour lui dire… mais qu’est-ce que les filles peuvent bien se raconter ainsi, interminablement ?

Depuis que la semaine des quatre jeudis a été décrétée, les enfants jouent, beaucoup ; à quoi ? à n’importe quoi, à tout ce qu’on trouve et retrouve.
Jules est dans Minecraft avec ses copains connectés ; il fait partie d’une bande de brigands habiles et rusés, riches de pouvoirs et d’or. Ils écument le pays, on s’y croirait !
Simon et Jude préfèrent la stratégie des échecs.
Bénédicte a entamé un puzzle de 5 000 pièces.
Noé conduit sa voiture rouge.
Tom est au volant de son camion de pompier, comme son papa.
Ella joue avec sa poupée.
Etienne monte le circuit 24 de son enfance pour son petit Max qui se voit déjà en pilote de course.

On voit même des sportifs en chambre :
Hakim, Noah et Victor, à l’entraînement de foot,
Antonin, un as du skate,
Rémi et Augustin, adeptes de la gym quotidienne,
Nicolas et son petit Clément ont inventé le ski d’intérieur… en appartement ? OUI, c’est possible.

Arthur aime mieux aller faire un tour en vélo dehors ; il pédale à toute vitesse autour du pâté de maisons. Il croise le chat Mit, en quête de souris, et parfois un canard, à pied, « Mais qu’est-ce qu’il fait là, ce Saturnin ? » Il profite des rues vides pour explorer la ville ; un touriste, quoi !
Les renards aussi ont gagné en assurance. Les poulettes de Francine peuvent se faire du mauvais sang ; les rusés rôdent dans les rues (deux jours après, les poules, y en aura plus !)
Les gamins du troisième observent les fourmis ! Sapristi ! C’est malin, ces bêtes-là : elles ont trouvé le stock de sucre !
Il faut dire que des stocks, on en a fait, au début du confinement ; des stocks de pâtes et de farine, pour plus d’un an, et des rouleaux de papier WC pour envelopper l’immeuble entier, à la Cristo !

Au troisième étage à droite, Amir accroche un énorme poisson à la ficelle de Selim. « Allez, pêche, Papa ! » « Oh ! le beau gros poisson, on dirait une carpe. On le mangera à midi ». C’est pour de rire, on est le 1er avril, et le poisson est en papier.
On mangera des spaghettis, comme Rémi, des frites et du chocolat, comme Théo et François, ou un gâteau aux fruits confits, avec Annie.
OU des fraises, un plein panier… un cadeau de Simon qui était parti en cueillir dans les serres d’Aquitaine.

Et après ? On voit aussi Ulli qui peint, longs pinceaux, fins pigments. Elle fait danser ses couleurs, comme ses mots Rosa Ausländer :
Le temps d’une respiration,
l’air a changé de couleur
l’herbe et les feuilles en séchant se teintent
au ciel un drapeau de paille pend.

Le temps d’une respiration,
une forme dans mes nerfs se glace,
j’entends la silhouette d’un ange
qui s’estompe

Marie aime les jardins. Son balcon est tout un monde. Aux premiers soleils d’avril, elle a semé des soucis, des alysses senteur de miel, du pourpier, des capucines, des tomates, des pois de senteur. Elle a sorti les fougères, les misères qui fleuriront, et le petit oranger. Il y a même une clématite, une logette à papillons, et à bourdons.

La vieille Julie tricote une chaussette, une vraiment très grande chaussette ; c’est pour le bon géant, celui de l’histoire qu’elle lira à son petit Paul quand il viendra. On ne sait pas quand ; c’est long, cette attente . Il lui téléphone, mais c’est pas pareil ; de loin, pas de câlins. Elle y pense en tricotant, elle mettra plein de bonbons dans la chaussette, le livre de Quentin Blake, et les quelques images qu’elle a réunies pour lui… Au fil des mailles, elle invente leur prochaine rencontre.

Flore a sorti sa machine à coudre et ses coupons de tissus ; à fleurs ou à rayures, blanc, bleu , jaune ; des rubans et des élastiques. Elle applique à la lettre les recommandations de l’AFNOR. Elle coud, elle coud ; elle coud des masques pour la grande « mascarade » de printemps, quand on sortira. Quel drôle de monde ce sera ; on ne se reconnaîtra pas…

Mais des masques, Cécile en a déjà besoin, des masques, des gants, des surblouses, pour aller soigner ses patients, tant et tant qu’elle se demande si elle en aura encore pour demain et après-demain.
Maudit virus… pourvu que ça aille… Elle vient voir Gaston, malade à la maison, si fatigué.
Elle espère pour chacun.
Pour Léon et Amélie qui sont bien vieux eux aussi.
Pour Raphaël et Alma dont l’enfant va bientôt naître.
Pour tous ces gens, amicaux ou méfiants, qu’elle aperçoit le soir aux fenêtres.

Elle aime les dessins de Leanna, pleins de soleils, ceux de Lilou, qui la dessine en princesse, et les corona-vaisseaux spatiaux de Mathieu, pleins de couleurs…
Merci ! C’est ce qui est écrit. Merci à ceux qui courent toute la journée, ont écrit les confinés, cloîtrés.

Il y a aussi des lapins doux et des chats ronronnants, si rassurants. Le lapin blanc de Gabriel, celui de Clément, le chat tigré de Noëlle, la Moune de Léon, et le Mit de Jean.

-Tu es un lion ? demande Suzanne en riant.
-Bien sûr que non !
Les cheveux de Sarah ont tant poussé qu’ils lui font une crinière.
-Quand je serai grande, je serai coiffeuse !
-Aujourd’hui, on dirait que c’est moi, la coiffeuse.
-Tu ne vas pas me couper les oreilles, Maman ?
-Alors ne bouge pas, Sarah. »

Il faudrait encore parler d’Ulysse , d’Achille, et de Nina, d’Alice, de Martin, de Sidoine, et d’Amélia ; et de Léo qui dort.
Il y a tant d’histoires dans leur tête, et parfois rien.
Ils regardent, ils écoutent, ils attendent, ils s’ennuient…
pourquoi pas ?

Si on ne sort pas, il y aura encore des livres, et des films pour voyager et puis on inventera d’autres choses.
On invente toujours quelque chose…

Tout en bas, Georges écrit.
Ce serait l’histoire d’une grande maison, et de ses habitants, les petits et les grands. On irait de l’un à l’autre, on créerait des liens.
On entendrait les oiseaux .

Le merle chante si bien.

Michèle Gillet-Manel, printemps 2020
La Grande île.